Carré magique

L’exploit est gratuit. Mais il est toujours tentant de s’amuser à créer un « carré magique » empli de chiffres, lesquels additionnés en ligne, en colonne ou en diagonale, donnent toujours le même résultat. Sur la façade de la Sagrada Familia de Gaudi, il en existe un de ce type sculpté en 1987 par Joseph Maria Subirachs. Et si l’on additionne les nombres à la file on tombe toujours sur le chiffre 33, ce qui ressemble fort à un labyrinthe infernal puisqu’il n’y a pas d’issue. Cette anecdote au carré figure dans un très étonnant hors série du journal Le Monde qui vient de sortir sur les nombres premiers et sous-titré en guise d’invitation par la mention, « un long chemin vers l’infini ». Un tel sujet tient du défi mais il nous permet de nous extraire, comme une racine carrée, d’une actualité bien affligeante. Le pire c’est qu’il se lit presque facilement, sachant que le profane est averti dès le départ qu’un nombre premier est l’inverse d’un nombre composé. Le chiffre six fait partie de la seconde catégorie puisqu’il s’obtient en multipliant deux par trois. En revanche, à cette aune, deux et trois sont des nombres premiers et le tableau de Gaudi contient en l’occurrence des intrus.

Ce numéro hors série nous offre une randonnée peu banale vers la galaxie des mathématiques, sachant que plus on s’éloigne de zéro plus les nombres premiers sont rares et malaisés à identifier. Dans son introduction Serge Cantat -du CNRS- nous explique qu’il a même été tiré un livre de cette situation que son auteur Paolo Giordano, a joliment titré « La solitude des nombres premiers ». Les mathématiques peuvent-elles de leur côté relever d’un plaisir solitaire, cet aspect n’est pas précisément développé, encore qu’il nous est dit textuellement que « les nombres premiers sont comme un virus maléfique » pouvant « attaquer le cerveau d’un mathématicien » , bestiole qui plus est, « très difficile à éradiquer ». Porter un masque est inutile.

Ceci par opposition aux chiffres sages qui « font sagement ce que l’on attend d’eux ». Comme les nombres pairs qui alternent toujours avec les nombres impairs, les multiples de trois qui se présentent toujours tous les trois nombres et les carrés parfaits dont la racine carrée est, renseignement pris par ailleurs, un nombre entier. Sur ce dernier point « on vous croit », comme dirait l’autre. Ce passionnant hors série nous alerte sans le dire précisément sur le danger consistant à chasser ces machins hors normes « car ils sont toujours là, omniprésents tapis dans un coin et prêts à réapparaître quand on s’y attend le moins ». Ils sont de surcroît impossibles à éviter et « s’imposent de manière implacable, marquant leur territoire et affirmant leur force de décision ». Faites-nous peur.

Tout ça est entre les mains des diviseurs. Si on prend le chiffre sept par exemple, on ne peut le diviser que par 7 ou par 1. Il compte donc parmi les élus et c’est une autre façon de voir à qui on affaire, si l’individu rencontré sous un porche ombragé est seulement divisible par lui-même ou par un. En ce cas il faut s’incliner comme devant un totem de première classe et passer son chemin en allant jouer avec les chiffres ordinaires pour humains ordinaires. Autre curiosité vaguement diabolique, aucun d’entre eux n’est pair sauf le chiffre deux. Constat qui montre bien  que ce domaine est réservé aux personnes ayant un mental stable, capable d’aller se récréer devant un barbecue et sans faire toute une affaire du nombre de saucisses en train de griller sur la braise. Il fallait être effectivement solide comme ce bon Eratosthène (276-194 avant J-C) qui non content d’avoir mesuré la circonférence de la Terre avec une marge d’erreur limitée à 1%, comprit comment parquer les nombres dans un crible, encore enseigné de nos jours à titre d’exemple. Par extension cela a permis de prédire quand le suivant des nombres premiers est susceptible d’apparaître, c’est dire combien la compréhension précoce de la chose par le savant était calée. Dans la mesure où, apprend-on au fil des pages, que les nombres premiers peuvent être séparés par des millions de nombres ou par un seul. D’où leur « solitude » théorisée par Paolo Giordano.

Si à ce stade de la lecture quelqu’un commence à se demander à quoi peuvent bien servir ces spéculations un tantinet abstraites, ce hors-série nous fournit, dans sa bonté, la réponse. C’est la cryptographie. Discipline qui fait que nos courriers électroniques, nos cartes bancaires et nos communications par téléphone, sont en principe inviolables. Car leurs clés secrètes sont « basées directement sur les propriétés des nombres premiers ». Devant tant de science nos bouches béent.

PHB

« Les nombres premiers, un long chemin vers l’infini », hors-série Le Monde 9,99 euros

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2 réponses à Carré magique

  1. Martial Lengellé dit :

    Excellent.

  2. Gilles Bridier dit :

    Fréquentant un insoupçonné infini, certains, dit-on, ont ainsi frôlé la folie. Voire pire.

Les commentaires sont fermés.