Projeté dans le passé

Qu’est-ce qui fait une bonne, voire une grande série télévisée, alors que la créativité a depuis longtemps quitté les grands écrans bourrés d’effets spéciaux au profit de nos petites lucarnes ? Parions que bien des aficionados répondraient aussitôt : «Une grande série, c’est une série anglaise !». Pourtant, au palmarès international, figurent «Sur écoute» («The Wire»), saga policière virulente et modèle située à Baltimore, ou «Les Soprano» du New Jersey du début des années 2000 avec les inoubliables séances du chef maffieux Tony chez sa psy. Ou encore «Avocats sur mesure» («Suits»), chez les très chics et étourdissants avocats newyorkais. Les Français ont plus de mal avec le genre, la télévision ne figurant pas dans la culture nationale, mais ils apprennent peu à peu… Les Anglais quant à eux ont une sérieuse avance sur nous. Leurs meilleurs créateurs ont d’emblée consacré leur talent au petit écran sans aucun mépris culturel, avec la BBC ou Channel Four à leur tête.

Tout commence, comme au cinéma, par la qualité du scénario. Pourquoi chérissons-nous des séries aussi différentes que «Peaky Blinders» ou «The Crown» ? Soit l’odyssée en 36 épisodes, inspirée de fais réels, des gangsters de Birmingham entre les deux guerres, ou celle des «royals» de Buckingham Palace depuis l’avènement d’Élisabeth II sur le trône ? D’abord parce que les scénaristes traitent chaque épisode comme un film, et savent convertir l’Histoire en péripéties dramatiques. Ils en font une nouvelle démonstration avec la série BBC «Life on Mars», qu’Arte vient de rediffuser en novembre-décembre derniers, et propose sur son site Arte.tv, repaire de remarquables séries de tous les pays.
«Life on Mars» n’est pas une fantaisie martienne, et date à l’origine des années 2006-2007. Devenue ce qu’on appelle «une série culte», les prémices en sont passionnantes: en 2006, à la poursuite d’un tueur en série ayant enlevé sa petite amie, un commissaire principal du Grand Manchester est renversé par une voiture. Cloué au sol, inconscient, il se réveille en 1973, trente-trois ans en arrière, dans un autre commissariat. Chaque épisode débute par une intrigue originale, ancrée dans le Manchester pré Thatcher des années 70 (fermeture des usines, racisme anti immigré, obsession anti IRA). Mais après quelques plans, nous revoyons Sam Tyler à terre, lors de son accident, alors que retentissent les paroles fatidiques : «Am I mad ? Am I in a coma or back in time ?» («Suis-je fou ? Suis-je dans le coma ou projeté dans le passé ?»). Suivent des lumières aveuglantes, débouchant sur un vaste bureau occupé par des flics, et la voix de Sam disant «en tout cas, me voilà sur une autre planète!» Être projeté de 2006 à 1973, il y a de quoi se sentir sur la planète Mars, celle que chantait David Bowie dans «Life on Mars » sur la radio de la voiture de Sam juste au moment de l’accident. Si vous étiez brutalement projeté trente ans en arrière, n’auriez-vous pas comme lui qu’un seul désir, une seule obsession : revenir dans le présent pour sauver votre fiancée en danger de mort ?

Les scénaristes vont jouer de la situation de toutes les manières possibles, et nous devons sans cesse, comme Sam, faire des allers-retours présent-passé-passé-présent très perturbants. Sa planète Mars est ce commissariat où il est (naturellement) rétrogradé au titre de simple commissaire comme adjoint du chef Gene Hunt (Philip Glenister), grande et belle gueule, un costaud macho volontiers brutal et salace, régnant en tyran sur son équipe, brutalisant les suspects, méprisant toutes les règles, bref tout ce qu’il déteste. Ils détonnent aussi physiquement, alors que Sam est mince et frêle, obsédé par la protection des inculpés et la recherche de preuves, et désespéré de devoir se passer d’ordinateur et de téléphone portable.

Le fameux couple «good cop-bad cop» («bon flic-mauvais flic») trouve ici une nouvelle incarnation, servie par deux comédiens formidables puisqu’Anglais, donc rompus au théâtre, donc ne jouant pas à la star, mais s’investissant et se réincarnant dans chaque rôle. Après tout, au cinéma, il suffit à un acteur de nous captiver pendant deux heures, alors que dans une série, il doit tenir sur la longueur: dans le rôle de Sam, seize épisodes pour John Simm (connu pour cette autre excellente série BBC «Jeux de pouvoir», 2003), dont les expressions sont infinies et toujours justes. Il va en voir et revoir de drôles: le Manchester de son enfance, sa mère de l’époque qui ne le reconnaît pas, et même ce père qui les a abandonnés, lui et sa mère, dans un des meilleurs épisodes.

Régler ses comptes avec le passé va-t-il lui permettre le retour dans le futur, pardon dans son présent ? Il a des visions, entend des voix, reçoit de mystérieux coups de fil. Évidemment, rien ne se passera comme prévu.

Lise Bloch-Morhange

«Life on Mars», série BBC, deux saisons de 8 épisodes chacune, jusqu’au 21 mai 2024

Source images: Arte

 

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Une réponse à Projeté dans le passé

  1. germain dit :

    Comme toujours la documentation est riche et intéressante.
    L’article est très convaincant et moi qui n’ai vu , à part Suit, aucune des séries décrites je vais peut être me convertir aux productions anglaises .

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