À nous les créatures de rêve

Il y a toujours quelque chose de sombre dans les films de Hayao Miyazaki. Des forces obscures qui viennent ternir le rêve, l’essence du mal infusant son venin dans les coins. Dans l’avant-dernier film, « Le vent se lève », les prémices de la guerre mondiale étaient constitutifs de la trame principale. La présence de bombardiers au vol lourd et sonore faisait que ce n’était pas vraiment pour les enfants. Après « Mon voisin Totoro » (1988), tabac planétaire, bienveillant et bienfaisant, les films de Miyazaki sont devenus plus manichéens et plus réalistes par voie de conséquence. Il y a le rêve et le cauchemar, ce dernier suintant par les interstices d’un mur comme une muqueuse noire, surgissant tout à coup en escadrille de derrière un gros cumulo-nimbus. L’enchantement est dominateur heureusement, mais au milieu des fleurs et des bons sentiments, Miyazaki disperse des panneaux d’avertissement. Ce faisant il colle à son époque et s’il n’oublie pas de rappeler que le totalitarisme est toujours tapi, il se sert aussi de sa caméra et de ses dessins pour cultiver la veine féministe. Comme dans « Porco rosso » (1992), film dont on parle moins que les « Chihiro » et autres « Princesse Mononoké ».

Dans cette intrigue bien plus riche que ce qui fait aujourd’hui l’ordinaire des plateformes de streaming, on compte beaucoup de pilotes de chasse et de pirates de l’air croisant au-dessus des îles de la mer Adriatique au milieu des années trente. Ce sont tous des hommes mais tout autour gravitent des personnages féminins dont on comprend que sans eux (sans elles) l’histoire perdrait ses fondations. Et justement l’un des bandits s’énerve à un moment parce que l’un de ses acolytes ouvre des yeux ronds à la vue d’un mécano féminin. Soulignant alors « qu’un homme sur deux est une femme », il sous-entend que dans ces conditions toute forme d’étonnement est stupide. Mais ce qui est étonnant dans ce bref dialogue, c’est que cette réplique est presque le copier-coller d’une phrase écrite par l’écrivain Elsa Triolet (1896-1970), femme de Louis Aragon, dans un texte paru dans les Lettres Françaises en 1948. Et dans ces quelques lignes titrées « La dignité des femmes », elle disait que « l’humanité se compose d’hommes, bien qu’une partie de ces hommes soient des femmes ». Cette coïncidence de vues n’a -sauf erreur- jamais été relevée.

Toujours est-il qu’au milieu de la montée du fascisme italien, le réalisateur offre avec « Porco rosso » un de ces films merveilleux dont il a le secret. La mayonnaise riche d’humour, d’amour, d’amitié et de haute fantaisie prend admirablement bien, d’autant que la bande originale est assurée par cet autre maître qu’est Joe Hisaishi, avec des pointes de tango pour nous accompagner en survolant les flots, ou des sons plus étranges dès lors que Miyazaki, passe avec son génie infernal le mur de la réalité.

Que deviennent les pilotes de chasses lorsqu’ils meurent au combat? Dans notre réalité ils brûlent dans la carcasse de leur avion ou bien leur cadavre sert à nourrir les poissons des profondeurs. Chez Miyazaki, ils s’élèvent très haut dans le ciel et partent rejoindre une sorte de ruban lumineux en forme de voie lactée, un monde silencieux ou ennemis et amis vont planer pour l’éternité.

C’est là qu’intervient le lien avec le titre de cette chronique, puisqu’au milieu des bagarres il faut bien des pauses ce qui fait dire à Porco Rosso (devenu un cochon parce qu’on lui a jeté un sort): « À nous les draps blancs, à nous les créatures de rêve. » Dans la version française très bien faite c’est l’acteur Jean Reno qui lui prête sa voix. Et cela vient conforter notre sympathie pour le pilote, accompagné de « sa » belle mécano de dix-sept ans dont le grand-père, constructeur d’avions à Milan, a une tête de vieux poisson-chat.

Le repère de Porco est une île secrète avec un mini-lagon tout transparent tandis que son territoire c’est la mer Adriatique tout entière avec ses nuances de bleu et ses reflets de nacre. Il y est une légende, à terre comme au ciel. Voilà qu’il s’arrête dans une de ses bases pour ravitailler et avant de rejoindre son hydravion, depuis un bistrot, il profère un peu lyrique: « Adieu jours de débauche et de liberté entre les îles enchanteresses ». À un client qui lui demande si c’est de Byron, il répond (toujours Reno et sa grosse voix), « non c’est de moi ».

Porco Rosso fume des Gitanes, et fait ce qu’il veut quand il le veut. Quand un membre de l’aéronavale italienne dit à Porco de faire attention à cette liberté et qu’il ferait mieux de faire ami-ami avec le nouveau pouvoir en place, Porco (qui porte les mêmes lunettes que Jean Reno dans Léon, un clin d’œil de plus) ce dernier répond qu’il « préfère être un cochon décadent qu’un fasciste ». C’est tout cet ensemble de choses qui fait de nous, avec ce film, des proies faciles. On le trouve un peu partout, sur les plateformes (1) ou sur les vieux DVD.

PHB

Illustration finale en provenance d’une exposition ayant eu lieu en 2014 au musée d’Art ludique
(1) Notamment Netflix
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