Des ghazals, de l’amour et du vin

En ces temps-là, il était possible de célébrer à la fois Dieu, l’amour et le vin. Au tout début du 14e siècle, le poète perse Hâfez, commençait l’un de ses ghazals (poèmes) ainsi, à la fin du Ramadan: « Allah Akbar! Je te rends grâce, la maison du vin est rouverte! Elle m’attire, elle m’attend, et y venir est une fête. » De nos jours on aurait des ennuis pour moins que ça. Mais il faut dire aussi qu’à l’époque, les pouvoirs étaient intermittents et à des seigneurs fêtards, épris d’ivresse et de beauté, pouvaient aussi succéder des doctrinaires, auprès desquels il valait mieux filer doux. Une fin de règne se payait cher, enfermé dans un sac puis broyé par les sabots des chevaux du vainqueur ou avoir les yeux crevés avant d’être exécuté au pied d’une pyramide de crânes de vaincus. Ce qui fait que dans les périodes sombres, Hâfez trouvait moyen dans la poésie, de tromper les censeurs et des les égarer dans les rimes. Il pouvait évoquer l’amour pour les filles ou les garçons sans que cela soit suffisamment clair. Allant de grâces en disgrâces, il fit en tout cas son chemin jusqu’à dépasser soixante ans et c’est ce que racontait Pierre Seghers en 1978 dans un magnifique volume qui vient d’être réédité dans la maison du même nom.

Entre les vers traduits par Pierre Seghers (1906-1987) et sa préface étourdissante d’érudition, on ne sait que préférer. Son livre sur Hâfez succède à celui sur Omar Khayyâm, autre poète perse apparu deux siècles plus tôt. L’auteur, poète inspiré lui-même (« Sortez de vos poches cousues comme les poches d’un croupier/Les décalcomanies du temps perdu » avait-il écrit un jour), impose en effet, dans sa préface à Hâfez, une science de l’histoire qui laisse presque pantois. Pas une phrase qui ne soit porteuse d’une information, d’une analyse, d’une remarque pertinente. Pierre Seghers s’étonne notamment que Hâfez ait mis autant de temps à intéresser la France, soulignant qu’il avait fallu attendre Victor Hugo pour identifier une première mention en épigraphe aux « Odes ».

La France avait ses carences en poésie nous explique-t-il, lors de la période où Hâfez vécut. Et de s’interroger avec allant: « On peut se demander où sont passés (…), la poésie populaire des siècles précédents, les troubadours et les trouvères, l’invention, la verdeur, la force et le chant de Guillaume d’Aquitaine et de Rutebeuf, où sont la comtesse de Die, Chrétien de Troyes, Jaufré Rudel, poète de l’amour sublime, qui mourut en allant chercher sa dame, la comtesse de Tripoli, où mais où sont Hélinand de Froidmont, qui mieux que personne parlait du destin des puissants dans les Vers de la mort, Raimbaut d’Orange et les autres? ». Très en verve et même en forme, Seghers pointait également mais pas en bien, les « fatrasies », c’est à dire des poèmes absurdes, dadaïstes avant l’heure, que l’on entendait dire au Moyen Âge, mais qui n’avaient pas, loin s’en faut, la beauté lyrique d’un Hâfez ou d’un Omar Khayyâm.

Contaminé par la plume de son sujet, le préfacier munificent donne à sa présentation un tour des plus lumineux. Dans sa volonté de contextualiser, comme on dit de nos jours, il évoque les jardins du sultan où « fleurissent les églantiers, les roses, les tulipes, où les grenadiers offrent leurs fruits éclatés, aux lèvres entrouvertes, entre les garances et les amarantes, les jacinthes et les piments » et se demande « quels doigts teints, quelles nonchalances cueillent le jujube et caressent les fleurs en grappe des santals ». Dans la première moitié de ce livre, on dirait que les pensées de Seghers et d’Hâfez fusionnent dans le même encrier. À se demander qui de l’un ou de l’autre tient la plume ou le calame. Qui interpelle et qui répond.

L’œuvre de Hâfez, « son divân’, comporte 573 ghazals sans compter d’autres poèmes n’appartenant pas à ce genre. Seghers estime qu’Hâfez « chante d’intuition, comme les oiseaux » et que bien peu de poètes, l’amoureux des « danseuses, du prince et des garçons », sont « allés aussi loin ». Celui chantait: « Le palais de l’espoir est un château tremblant, ô sâqi, Verse-nous du vin! Le vent, la vie sont dans nos verres! » Mais pourquoi écrire de la poésie s’interroge Seghers au passage avant pour ce faire de citer Paul Éluard, lequel préconisait avec simplicité et son sens des formules, de « donner à la raison des ailes vagabondes ». Un livre doux comme un ballon de vin Chiraz, qui de ses effluves euphorisantes, ressusciterait un neurasthénique.

PHB

« Hâfez le livre d’or du divân », présenté par Pierre Seghers, éditions Seghers, 15 euros
À propos de Omar Khayyâm
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Une réponse à Des ghazals, de l’amour et du vin

  1. Alexandra dit :

    Superbe, bravo !

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