Un grand épistolier

Le mantra de François Truffaut (1932-1984) était « Nous sommes des écrivains qui faisons des films », mais peut-être est-ce seulement maintenant que nous prenons la pleine mesure de cet aphorisme. Nous savons bien sûr que la bande de la Nouvelle Vague commença par se défouler comme critiques dans Les Cahiers du Cinéma. Truffaut, Godard, Chabrol, Rivette, Rohmer, tous se déchaînèrent, Truffaut en tête, contre Gilles Grangier, Claude Autant-Lara, Marcel Carné, Henri Decoin et autres représentants de l’académisme à l’écran. Un mois seulement avant la présentation, au festival de Cannes, du premier long métrage signé Truffaut « Les Quatre Cent Coups », qui allait changer la face du cinéma français, Godard écrivait dans Arts, autre publication phare: « Nous avons gagné en faisant admettre le principe qu’un film de Hitchcock, par exemple, est aussi important qu’un livre d’Aragon. » (22 avril 1959). Continuer la lecture

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Parole donnée aux internés

Et il y eut même des gens pour se plaindre des nuisances. Au camp de la Muette, on avait interné des dizaines de milliers de juifs, crevant de faim dans des conditions d’hygiène désespérées et il y eut malgré tout des râleurs pour se plaindre de la lumière des miradors. Lesquels dérangeaient les nuits du voisinage. Alors que c’est leur conscience qui aurait dû sursauter chaque nuit. Entre 1941 et 1944, le site de la Muette à Drancy, servit de transit aux camps de la mort. En autobus ou en train, il vint d’abord des hommes, puis des femmes avec enfants, puis des enfants seuls, stockés dans cette enceinte à ciel ouvert. Une bande dessinée anormalement épaisse, près de 300 pages, vient de leur donner la parole. Avec une scénariste (Valérie Villieu), un dessinateur (Simon Géliot), une conseillère historique (Annette Wieviorka) et un coloriste (Philippe Marlu). Ce dernier, comme on peut le voir ci-contre, n’a employé que des déclinaisons de bleu et de gris afin d’illustrer le propos général. Pour un résultat tout à la fois triste et beau si tant est qu’il est possible de parler d’esthétisme dans un environnement aussi tragique. Mais c’était, parions-le, une façon de rendre une dignité, un voile d’honneur, à tous ceux dont la vie fut ici brisée. Continuer la lecture

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Jeu de loi

Le 2 juillet dernier, cela faisait exactement 124 ans que le Journal Officiel publiait un texte fondateur: la loi de 1901 relative au contrat d’association. Dans notre cher et vieux pays, la puissance publique a, depuis des temps immémoriaux, manifesté une méfiance vis-à-vis de cette tendance qu’a l’être humain de s’organiser en groupes. Si l’Assemblée constituante consacre, en 1790, un droit pour les citoyens de s’associer selon leur bon vouloir, dès l’année suivante, la loi Le Chatelier y met des limites, augmentées par l’article 291 du Code Pénal de 1810, répression encore alourdie par la loi du 10 avril 1834. Un délit s’instaure, l’association illicite. Car il paraît évident que si des individus décident de se rassembler, c’est généralement dans de mauvaises intentions Des ouvriers se rencontrent dans l’arrière salle d’un troquet? C’est pour fomenter contre le patron. Des calotins font de même au sein d’une obscure sacristie? C’est pour ourdir contre le régime. Des intellectuels s’assemblent en une quelconque officine? Il s’agit surement d’un complot. Il devient, par conséquent obligatoire, sous peine de sanctions, lorsqu’on entreprend de se constituer en groupe, d’en obtenir l’autorisation, après avoir informé le préfet et le procureur de l’identité des dirigeants, l’appellation, l’objet et les buts de l’association, la désignation des ressources, le lieu des réunions, les statuts et la liste des membres. Continuer la lecture

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À Bruxelles, livres précieux… et hochets de collection

Certes vous êtes en Belgique, pays bilingue, vous êtes même à Bruxelles, capitale multilingue. Mais ne cherchez pas dans le dictionnaire, vous n’y trouverez pas le mot « Wittockiana ». Le néologisme a été formé sur le nom de Michel Wittock, pour désigner le Musée des arts du livre et de la reliure que ce collectionneur belge créa en 1983 à Bruxelles, dans la commune huppée de Woluwe Saint-Pierre. Mû depuis son plus jeune âge par la passion de la bibliophilie, cet industriel fortuné, décédé en 2020, avait constitué un exceptionnel ensemble d’ouvrages précieux non seulement pour leur contenu ou leur rareté, mais aussi pour la beauté et la qualité de leur fabrication. Il était avant tout passionné de reliure, quasiment élevée au rang des Beaux-arts. La collection, ouverte au public et aujourd’hui intégrée à la fondation Roi Baudouin, a trouvé un écrin contemporain dans un bâtiment moderniste spécialement conçu pour elle par l’architecte bruxellois Emmanuel de Callataÿ. Continuer la lecture

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Esclave à la mode portugaise

Démesurément agrandie pour la scénographie, l’image n’en est que plus frappante. De plus, elle est légendée à but d’instruction, démarche qui n’était paraît-il, pas si courante au tout début du 19e siècle. Il n’y a donc pas de doute, il s’agit bien d’un « feitores corrigeant des nègres », bien qu’un seul soit représenté. Feitores signifiant contremaître dans la langue portugaise, nous sommes ici face à une scène abominable où un homme au sol, ligoté comme un lapin, se fait battre par l’employé de son maître. Cette illustration d’après croquis a été achevée à Paris par Jean-Baptiste Debret (1768-1848) dans le but de constituer un livre documentaire sur certains aspects de la vie sociale au Brésil. Elle est visible actuellement dans le cadre d’une exposition ouverte (et gratuite) jusqu’au 4 octobre à la Maison de l’Amérique latine à Paris. Fort intéressante à maints points de vue, elle l’est surtout pour ces images détaillant la vie quotidienne des personnes issues de l’esclavage, dans le dernier pays à avoir aboli cette pratique en 1848. Quand l’artiste français Jean-Baptiste Debret accoste au Brésil en 1816 après deux mois de navigation, il était lui-même originaire d’un pays ayant rétabli l’esclavage dans les colonies avant l’abolition définitive de 1888. Continuer la lecture

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Shimanami Kaido: à vélo sur les îles de la mer intérieure du Japon

Shimanami Kaido. Vous voulez vous en mettre plein les yeux, plein la tête et plein les mollets tout en goûtant à la culture japonaise ? Alors, retenez bien ce nom. Le shimanami Kaido est un parcours cyclable de 70 km sans pareil. Il vogue au-dessus de la mer intérieure du Japon (Seto) en faisant des sauts d’île en île par l’intermédiaire de six ponts spectaculaires. Éblouissement garanti! Vous partirez du centre d’Onomichi, situé à 80 km d’Hiroshima sur l’île d’Honshu, pour arriver à Imabari sur l’île de Shikoku ou inversement. Inaugurée en 1999, cette route carrossable express a permis de relier rapidement Honshu et Shikoku, deux des quatre principales îles du Japon, tout en desservant six petites îles sur son tracé. Auparavant ces trajets n’étaient possibles que par bateau. La pêche déclinant et ces petites îles présentant un potentiel touristique certain, quelqu’un eut la bonne idée d’adjoindre une voie cyclable au Shimanami Kaido. Le parcours, bien balisé et séparé des voies automobiles, est relativement facile. Quelques montées un peu plus raides sur quelques infimes parties mais rien d’affolant même pour les mollets non acérés. Il peut donc être effectué en quelques heures. Il serait dommage d’avaler les kilomètres d’une traite sans visiter les petites îles qui le parsèment ni gouter à leur atmosphère paisible. Continuer la lecture

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Fantômas, le retour

« Fantômas/Vous dites?/Je dis… Fantômas./Cela signifie quoi?/Rien… et tout! ». C’est par ce dialogue sybillin que débute en février 1911 ce qui deviendra l’une des plus mémorables séries de la littérature populaire française. Or il s’avère que Fantômas, comme l’atteste cette mise en place à la librairie Gibert, à Paris, n’est pas mort. Nous sommes allés nous enquérir de ce “revival” à la Bibliothèque des littératures policières, où l’on a bien voulu en exhumer la première édition. Des recherches récentes sur Fantômas ont été entreprises, confirme Alice Jacquelin, sa directrice. Expositions, travaux de chercheurs, film en production pour 2027, la fiction de la Belle Époque -après Arsène Lupin chez Netflix- a bien la cote. “Dans les moments de bouleversements sociaux, d’incertitudes, la littérature populaire fait émerger des méchants qui donnent des raisons aux dérèglements”, analyse Alice Jacquelin. Continuer la lecture

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La psyché du Douanier bientôt retapée

Il est bien rare qu’une actualité surgisse à proximité de la tombe du Douanier Rousseau sise au jardin de la Perrine, à Laval, département de la Mayenne. Henri Rousseau (1844-1910), dit aussi le Douanier Rousseau, a été enterré ici après une étape au cimetière de Bagneux (Hauts-de-Seine). Sur sa tombe figure (mal calligraphié) un message de Guillaume Apollinaire (1). Peintre dit naïf, totalement à la marge parmi ses pairs, il a côtoyé malgré tout les plus grands noms de l’Art moderne et de la poésie qui l’aimèrent (légères moqueries comprises) au point de lui organiser un banquet. Homme quelque peu étrange, joueur de violon à l’occasion, il n’avait pas eu de chance avec les femmes, la dernière ne s’étant rendue ni à son chevet de mourant ni à son enterrement. Ce qui fait qu’en 1983, il y eut comme une ironie de l’histoire lorsque la ville de Laval installa, juste en face de la tombe, une belle sculpture de Psyché, pas non plus gagnante côté cœur. Laquelle doit quitter fin juin le joli jardin de la Perrine pour être enfin restaurée. Depuis un moment elle était entourée d’un échafaudage, lui-même entouré d’un voile de protection (ci-dessus): prémices textiles d’une cure de soins intensifs. Continuer la lecture

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To sleep or not to sleep

Le professeur Pierre Philip est un éminent personnage. Il est chef du service universitaire de médecine du sommeil au CHU de Bordeaux, médecin, psychiatre et membre d’une unité au CNRS. Il dirige depuis plus de vingt ans une équipe de recherche spécialisée dans l’hygiène du sommeil et les troubles mentaux. On l’entend volontiers pérorer sur France Culture, et il publie des ouvrages de vulgarisation sur le sujet. Sur la couverture de l’avant-dernier, « Réapprendre à dormir », datant de 2023 et publié en poche, une petite photo l’a saisi en veste sombre, chemise bleu clair à col boutonné et cravate foncée à pois ou motifs rouges. Grandes lunettes à monture noire, crâne parfaitement dégarni, et large sourire épanoui, comme si le sujet était extrêmement drôle. Le tout alliant sérieux et fantaisie à la fois. Pourtant qui ne connaît pas ou n’a pas connu des problèmes de sommeil ? On l’apprend d’emblée: selon le baromètre de Santé Publique France, « les troubles de sommeil (peuvent) toucher jusqu’à 60% des Français, soit le triple des plaintes d’anxiété et de dépression ». C’est considérable, et ce doit être la raison pour laquelle le professeur Philip nous accueille sur la couverture avec ce grand sourire. Soyez optimistes, vous qui ouvrez ce livre! Un si grand professeur doit connaître tous les secrets, toutes les réponses à tous nos troubles. Sans perdre de temps, il nous livre ce qu’il appelle « Les trois piliers du sommeil »: régularité, durée, qualité. On s’en doutait un peu, mais il faut attendre pour en savoir plus. Continuer la lecture

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Cioran, la vie d’un gai désespéré

Trentième anniversaire, aujourd’hui, de la disparition d’Emil Cioran. Né en 1911 dans les environs de Sibiu, le philosophe roumain avait adopté Paris comme lieu de résidence et le français comme langue d’écriture. Le 20 juin 1995, vaincu par la maladie  (« une rupture d’aphorisme » avait finement écrit le critique Bernard Morlino) il quittait le monde des vivants dont il n’avait cessé de proclamer l’inanité. En 2011, Cioran eut droit à un volume de la Pléiade reprenant ses écrits en français, dont certains avaient réuni un lectorat assez important comme « Précis de décomposition » (1949, premier livre écrit dans la langue d’adoption), « Syllogismes de l’amertume » ou « De l’inconvénient d’être né ». Toute la production de l’écrivain, y compris ses textes antérieurs publiés en roumain, est aujourd’hui connue. On ne compte plus les livres de commentaires ou d’exégèse, bien plus nombreux que l’œuvre elle-même. Mais il manquait une biographie. Cette lacune vient d’être comblée par la parution d’un ouvrage de 400 pages d’Anca Visdei, elle-même écrivaine de langue française d’origine roumaine, qui a l’avantage d’avoir connu personnellement Cioran et d’avoir publié un entretien avec lui en 1986 dans Les Nouvelles Littéraires, alors que l’écrivain répugnait à ce genre d’exercice. Continuer la lecture

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