Nîmes, 1915: la rencontre de deux poètes

À Nîmes, au n° 18 de la rue de l’Étoile, dans le quartier de l’Écusson, un restaurant à l’enseigne de « La Grille » accueillait une clientèle de militaires, d’autant que cette rue était aussi connue pour ses maisons closes. Un dimanche du mois de mars 1915, un soldat entre dans ce restaurant, un poète originaire de La Grand’Combe (Gard), dont le régiment d’infanterie a été regroupé à Nîmes avant son départ pour le front: Léo Larguier (1878-1950). Ce gardois était « monté » à Paris, fin 1899, pour entrer à l’École des Sciences Morales et Politiques, selon le souhait de ses parents, mais en réalité pour tenter une carrière de poète, selon sa profonde aspiration. Il s’était donc aussitôt détourné des Sciences politiques pour se donner à la douceur de la poésie lyrique, parvenant rapidement à la reconnaissance des poètes majeurs de son époque. En entrant dans ce restaurant, Léo Larguier aperçoit, au fond de la salle, Guillaume Apollinaire. Celui-ci savoure à cet instant une brandade de morue, spécialité nîmoise et plat apprécié du poète « d’Alcools ». Continuer la lecture

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Le premier « people » sur le Mont Ventoux

Quand il partait de Montpellier pour rallier le mont Ventoux (Vaucluse) et gagner l’étape du Tour en un peu plus de cinq heures, Raymond Poulidor ne s’embarrassait certes pas des « Confessions de Saint-Augustin » en un volume, courbé qu’il était sur son guidon, anxieux de ne pas se laisser dépasser par Felice Gimondi. C’était en 1965. Il ne savait peut-être pas qu’un certain Pétrarque, l’avait devancé six siècles auparavant, accompagné de son frère. Et que ce Francesco Petrarca lui, né à Arezzo (Italie) le 20 juillet 1304, avait bien emmené le fameux bouquin car son ascension n’avait pas pour but que de se dégourdir les jambes. Il était déjà quelqu’un de connu et, à ce titre, en grimpant sur le Ventoux à près de deux mille mètres d’altitude, il devenait le premier « people » à gagner le sommet, le premier touriste à en publier le récit dans un langage dit « vulgaire ». Le tout ayant été réécrit bien après son ascension et son couronnement à Rome, en tant que poète des poètes. Continuer la lecture

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Sisyphe

Jeune adolescent, il découvrit, dans la bibliothèque grand-paternelle, un vieux Larousse médical illustré. Il se plongea dans l’épais volume, s’arrêtant surtout aux planches en couleurs. Celles-ci étant majoritairement consacrées aux maladies de la peau, il sut rapidement reconnaître l’acné rosacée, les taches de la dermatite herpétiforme, différencier le lupus erythémateux du lichen simplex. À la moindre rougeur sur son épiderme, il entrait en inquiétude. Ne serait ce pas un eczéma séborrhéique débutant? Mais c’était décidé, en dépit de ces craintes épisodiques, il serait docteur. Au cours de son initiation à la sémiologie, il a ressenti, tour à tour, les signes avant- coureurs de nombreux tableaux cliniques, dont la nature coïncidait volontiers avec les spécialités enseignées dans ses lieux de stage. Puis, avec l’expérience, il acquit le sens de la perspective, et tout rentra dans l’ordre. Le poids de la subjectivité lui revint, à la cinquantaine. Les épidémiologistes l’ont établi: avec le temps, les facteurs de risque s’enchevêtrent, se potentialisent, synergisent en hypocrites. Et, côté facteurs de risque, il se sait dans l’équivoque. Continuer la lecture

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Les trois poupées de Guillaume Apollinaire

Elles sont millésimées 1900. Ce qui fait qu’Apollinaire les a obtenues presque neuves. On ne le dirait pas quand on les redécouvre ternies par le temps, en ouvrant les trois boîtes en carton dans lesquelles elles gisent désormais, sous la protection de la Bibliothèque historique de la ville de Paris. Ces poupées mesurent 44 centimètres de haut et sont trois: une femme, un militaire et Méphisto, l’exécuteur satanique. Lorsqu’en 1991 un livret a été publié, avec des photographies de Patrick Zachmann, présentant l’intérieur de l’appartement d’Apollinaire, elles y figuraient. Elles sont légendées comme étant des marionnettes, un texte de l’universitaire Michel Décaudin les présente également ainsi, mais ce sont pas des marionnettes. Sauf une, que l’on voit aussi sur le cliché avec la chasuble typique des marionnettes qui permettait de cacher les mains de l’animateur. En revanche, le verso des poupées trahit leur objet. Elles étaient destinées à la foire et plus précisément au jeu de massacre, c’est-à-dire qu’elles se prenaient des balles destinées à les faire chuter. Peut-être les gagnait-on après-coup, mystère, et les spécialistes des arts forains de cette époque se font rares. Continuer la lecture

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L’extraordinaire découverte de Léon Losseau

À en juger par le buste qui trône impérialement au milieu du salon, Léon Losseau (1869-1949) était un homme d’importance. Une personnalité connue et reconnue dans sa ville de Mons (Hainaut belge) où il était né au sein d’une famille très aisée. C’était l’époque où la grande bourgeoisie ne se contentait pas de faire fructifier sa fortune, elle voulait aussi favoriser le développement intellectuel, et se proposait même d’agir pour le bien public. Il fit partie de la plupart des sociétés savantes de sa ville, où on le connaissait comme avocat et juriste compétent à qui l’on confiait des expertises délicates. Son hôtel particulier, que l’on visite aujourd’hui, témoigne de son goût pour l’Art nouveau, associé à celui pour les techniques les plus modernes. Célibataire endurci (il vécut de façon fusionnelle avec sa mère Hemeline jusqu’au décès de celle-ci, en 1920), il manifestait son intérêt dans les domaines les plus divers.Toute sa vie il collectionna les médailles, les achetant en double pour pouvoir exposer les deux faces. Continuer la lecture

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L’IA pourrait mieux faire

Lorsque l’on demande à deux célèbres modules d’intelligence artificielle, combien y-a-t-il de voies en France portant le nom d’Apollinaire, les deux systèmes flanchent. Ils ont beau valoir des milliards, les deux IA sollicitées sèchent. Pourtant la question a été correctement posée. Elles se bornent à répondre (du moins dans leur version gratuite) qu’il existe bien une rue, au moins une dans le 6e arrondissement, mais avant de suggérer que le mieux serait d’aller consulter une base données spécialisées. On croyait que c’était un peu le boulot de l’IA justement, on pensait naïvement s’offrir un tour en Ferrari dans le cyberespace et on se retrouve avec un vieux tracteur butant sur la première souche venue. Peut mieux faire, le I-chaton. Nous avons donc, avec notre intelligence très ordinaire, sollicité le plus simple des moteurs de recherche, lequel nous a proposé un peu en-dessous du premier rang, une data base dont les origines devaient remonter aux tableurs de nos aïeux. Moyennant quoi nous sommes en mesure de faire part à nos lecteurs qu’entre les rues et les impasses, il existe 221 voies en France qui portent le nom de Guillaume Apollinaire, contre 621 à Picasso et 1000 à Victor Hugo. Continuer la lecture

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Énigmatiques soirées

Un des meilleurs écrivains anglais contemporains, Alan Hollinghurst, avait obtenu chez nous le Prix du Meilleur livre étranger en 2013 avec « L’enfant de l’étranger ». Auparavant, il avait reçu at home le Prix Somerset Maugham pour « La Piscine-bibliothèque » en 1989, puis le Booker Prize pour « La ligne de beauté » en 2004. Son éditeur français Albin Michel vient de publier le petit dernier (six cents pages quand même) sous le titre « Nos soirées » (« Our Evenings »), si bien qu’à soixante-et-onze ans, avec quelque sept ouvrages, sa réputation est considérable dans son pays. En France, il est moins connu que Jonathan Coe par exemple, peut-être parce qu’il est un écrivain au plein sens du terme, comme on n’en fait plus: il développe ses intrigues sur une longue période, trente ans, quarante ans, parfois plus, sachant étroitement tisser l’Histoire anglaise et les destinées de ses personnages, alternant traits essentiels et descriptions sensuelles. De quoi se demander pourquoi les romanciers français ne savent plus le faire… Continuer la lecture

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Un cœur de sang à Kaboul

Nigina se demande, sur le chemin de l’université de Kaboul, si elle va pouvoir reprendre ses cours de littérature anglaise. Car les Talibans viennent de prendre le pouvoir. Nous sommes en 2021, dans la capitale de l’Afghanistan. La caméra la suit, puis le film continue avec un téléphone portable, la première ayant été proscrite. Quelques instants plus tard on la voit remonter dans un taxi. Les professeurs l’ont prévenue: l’étau se resserre. Tout le cursus devra être accompli dans l’année. Et de fait, l’année suivante, en 2022, une loi interdit aux jeunes filles de plus de 12 ans de poursuivre des études supérieures. Une telle ombre sur la vie de Nigina enclenche quelques larmes qu’elle cache et efface prestement. Ce n’est pas tous les jours que l’on fouille les documentaires en replay sur la chaîne parlementaire (LCP), que l’on se surprend à visionner ce film « Comme tu es belle » et à le revoir une heure plus tard avec l’impression d’avoir loupé les détails de quelque chose de plus important qu’un doc ordinaire. Ce cinquante-deux minutes s’intitule « Comme tu es belle », car les deux jeunes filles dont nous sommes amenés à partager la vie, gagnent leur vie comme esthéticiennes, dans un salon où les Talibans n’osent pas -encore- mettre les pieds. Continuer la lecture

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Internet avant Internet

Des fiches, des millions de fiches. Des tiroirs, des milliers de tiroirs. Il semblerait que cet alignement soit sans fin. Nous sommes à Mons, en Belgique, dans une bibliothèque créée il y a un peu plus d’un siècle et qui se voulait la plus universelle et la plus exhaustive au monde. Le nom du lieu (« Mundaneum ») donne une idée de l’ambition de ses créateurs, deux humanistes belges nés au milieu du XIXe siècle. Originaire de Bruxelles où il vit le jour en 1868, le juriste Paul Otlet, animé par des idées socialistes et pacifistes, a un idéal: permettre à chacun d’avoir accès à toutes les connaissances, quel que soit le sujet ou l’époque. « Avancer les connaissances, les répandre, veiller à leur conservation et à leur utilisation, c’est œuvrer directement à l’amélioration de la vie ». Il fait la rencontre d’un autre Bruxellois qui partage les mêmes idéaux, et dont les actions en  faveur de la paix seront récompensées en 1913 par le prix Nobel de la Paix, Henri La Fontaine. Ensemble, ils vont s’atteler à une tâche gigantesque: répertorier et classer toutes les productions écrites existantes.   Tout sur tout …et pour tout le monde. Ce sera « l’Institut  international de bibliographie », présenté en 1895, auquel le gouvernement belge donne son appui. Continuer la lecture

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Non pas « remake » mais « making of »

Il fallait un cinéaste américain indépendant pour nous replonger dans la France des années cinquante-soixante. Richard Linklater, né en 1960 à Austin, capitale du Texas, a tourné « Nouvelle Vague » en 2024, en deux mois, dans les rues de Paris. Un film parlant français, produit par une société française, mais avec toute la virtuosité technique américaine, en pellicule, numérique, et images d’archives. Non pas un « remake » du film de Godard « À bout de souffle », mais le « making of », la genèse du film phare. Huit ans avant Mai 68, il révolutionnait le cinéma français. On comprend mieux l’exploit quand on connaît le parcours hors piste de ce texan né l’année de la sortie du film, vivant dans une ferme à une quarantaine de kilomètres de la capitale Austin, animateur du mouvement de sauvetage des animaux. Refusant de séjourner à Hollywood, il s’est fait connaître avant tout par une trilogie unique dans l’histoire du cinéma yankee et mondial: « Before Sunrise » en 1995, « Before Sunset » en 2004 et « Before Midnight » en 2013. On y suit sur dix-huit ans les tribulations amoureuses du duo Julie Delpy-Ethan Hawke, les deux ayant participé à l’écriture du scénario avec Linklater. Les bienheureux qui les ont vus se souviennent de leurs dialogues quasi non stop lorgnant du côté de Rohmer. Continuer la lecture

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