Le dilemme de Solutré

En 1992, cherchant à éviter des manifestants qui l’attendaient à la roche de Solutré (ci-contre), François Mitterrand dut choisir d’escalader la roche de Vergisson, l’escarpement jumeau que l’on voit de loin depuis le premier. En 1995, son état de santé ne lui avait pas permis de finir le parcours. Un document de l’INA (1) le montre en effet assis, l’air affaibli, entouré de Roger Hanin et de Jack Lang. Ce sont à Solutré, ses deux seuls ratés répertoriés. François Mitterrand faisait le parcours à Pâques puis à la Pentecôte car le temps était meilleur. On ne sait pas si la  petite foule habituelle de « followers » le flattait ou l’irritait, toujours est-il qu’à notre humble avis, un peu de sérénité et de solitude siéent davantage à l’excursion qu’une opération de communication politique.

Alphonse de Lamartine disait à propos des sites de Solutré et Vergisson, qu’ils étaient comme « deux navires pétrifiés surplombant une mer de vignes ». Le poète, exploitant viticole, qui aurait pu avec un peu de chance devenir président en 1848 (2), ne pouvait pas mieux dire, encore que la beauté naturelle des lieux peut fort bien se passer de métaphores. On peut regarder l’un depuis l’autre et inversement, la vue ou le point de vue, c’est le dilemme de Solutré.

Aux deux falaises qui n’ont pas vu la mer depuis plus de cent millions d’années, correspond une altitude raisonnable de cinq cents mètres environ. L’ascension ne nécessite pas d’équipement particulier sauf des semelles antidérapantes. Le promeneur est donc bien loin des intrépides alpinistes qui s’en vont au Népal tutoyer les limites de l’atmosphère oxygénée. Et contrairement à l’Everest, Solutré est semble-t-il fréquenté par des gens civilisés qui ne laissent pas de détritus derrière eux, sauf un ou deux mégots que les pluies et le gel auront tôt fait de dégrader. Il n’est pas pour autant question de remettre en cause la légitime émotion de ceux qui par étapes s’en sont allés sur le toit du monde, mais force est de constater qu’à Solutré, une émotion lointaine et douce, venue du fond des âges, étreint le touriste d’une façon qu’ignorent sans doute les montagnards de l’extrême. Les âmes ayant ici et alentour bâti par strates l’humanité, de la préhistoire à la Révolution, se confondent avec l’air ambiant ce qui explique qu’on ne les voit pas. Mais on les devine. Ils nous attendent qui sait.

Ce que  les yeux ne distinguent pas, peut malgré tout se ressentir dans le sang de la vigne locale dont les ceps fameux tapissent les collines tout comme, selon l’inspiration du moment, des dais d’apparat ou des tapis de poker. Il y a ici un équilibre miraculeusement préservé. Même le son des TGV qui passent à intervalles réguliers n’arrive pas à rompre cette harmonie. Le regard porte jusqu’à la vallée de la Saône et loin, très loin, on peut distinguer les Alpes. Et puis c’est toujours la même chose qui se produit lorsqu’on s’élève. L’envie de ne pas redescendre saisit le promeneur. À Solutré, sur cet emplacement idéalement situé entre la terre et les nuages, on éprouve une agréable sensation de suspension comme soulagé d’obscurs soucis.

Charles de Gaulle avait confié à Henri Amouroux dans le « Peuple réveillé », publié en 1979, qu’il fallait dans la vie, « invariablement » adopter « la position la plus élevée ». Parce que « c’est généralement la moins encombrée ». Pour un homme de plus de deux mètres (avec son képi de général), cela voulait déjà dire quelque chose. Mais c’était sans doute une image. Somme toute d’ailleurs, l’idée est bien relative, si l’on constate les files d’attente pour accéder à la pointeuse, au sommet de l’Everest, à huit kilomètres au-dessus du sol.

Tandis que l’altitude intermédiaire de montagnes à peine répertoriées par les géographes, les voue à des fréquentations dérisoires en volume. Nous avons cependant bien compris le message de de Gaulle. Et à Vergisson comme à Solutré nous sommes déjà bien au-dessus de la place de l’Opéra. Au loin il n’y a que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie, comme le disait notre sœur Anne. Ajoutons que de surcroît, l’esprit plane et le regard scintille. Des échantillons de paradis sont ainsi disséminés un peu partout sur la surface terrestre. C’est fait pour que l’on y croit un peu.

PHB

(1) Revoir la dernière ascension de Mitterrand sur le site de l’INA

(2) Relire « Le candidat Lamartine à la source »

Photo: ©PHB
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