Un relief au gouvernement

Quand voilà un peu plus de 100 ans, André Malraux, sa compagne Clara et son ami Louis Chevasson débarquèrent en Asie et plus précisément dans la campagne cambodgienne, c’était avec l’idée de récupérer des œuvres sur un temple en ruine et en tirer profit, une fois ramenées en Europe. Ce faisant, le futur ministre des Affaires culturelles du général de Gaulle procédait juridiquement à une extension massive de la mission dont on l’avait chargé. Comme l’écrivit Jean Lacouture dans « Malraux, une vie dans le siècle » (1973), Malraux avait pour l’occasion théorisé un principe bien pratique pour faire ce que l’on veut, « les risques courus » fondant « le droit au profit ». Il ne fallait pas pour autant, selon son biographe, « tirer trop bas » et réduire l’opération « à une opération de rapine », surtout s’agissant du futur auteur de la « Condition humaine ». Ni tirer trop haut en anoblissant une expédition, avec des aventuriers qui s’étaient tout de même munis de scies égoïnes afin de procéder commodément à des ablations d’art khmer.  Et il y aura cent ans cette année qu’André Malraux se fit deux fois (en première instance et en appel) condamner à de la prison par un tribunal de Phnom Penh. Moyennant quoi les œuvres ne quittèrent pas le pays. Et le très jeune homme qu’était Malraux (1901-1976) put finalement rentrer en France sans passer par la case zonzon, poursuivre une carrière peu ordinaire, entre littérature, guerre et fonction ministérielle.

À cette époque, précise Lacouture (1921-2015, journaliste au Monde et au Nouvel Observateur), le mot aventure faisait encore scintiller les regards et on comprend pourquoi la jeune Clara trouvait en Malraux quelqu’un susceptible de la tenir à l’écart d’une vie routinière. Confirmation lui fut donnée le 13 octobre 1923, lorsque le couple embarqua sur l’Angkor, à destination de l’Asie.

Jusqu’au fameux temple, les avertissement oraux ou écrits sur la nature répréhensible de leur projet leur parviendront à intervalles réguliers. Mais rien ne les empêchera de cheminer péniblement dans la jungle sur 45 kilomètres avec des chariots tirés par des buffles accompagnés d’une douzaine de coolies à toutes fins utiles. Malraux en tirera une puissante version romancée, « La voie royale ». Ce que le jeune homme n’avait pas prévu semble-t-il, c’est que certains coolies étaient autant d’indicateurs et que la nasse allait se refermer sur les deux  « pillards candides », ainsi que les qualifie Lacouture où l’on sent bien, dans l’adjectif, une volonté d’indulgence. Ce qui fait que le 24 décembre 1923, alors que le couple se reposait à bord de leur cabine sur le Mékong, des inspecteurs de la sûreté firent irruption. Ils ne seront jamais incarcérés, ni avant le procès ni après. Clara sera la moins inquiétée puisqu’il sera considéré qu’en tant que femme, elle ne faisait que suivre son mari, sans compter quelques ennuis de santé.

À Paris, en attendant le procès en appel, des écrivains manifestèrent leur soutien via une pétition (publiée par Les Nouvelles Littéraires) et pas des moindres, tels André Gide, François Mauriac, Pierre Mac Orlan, Jean Paulhan, André Maurois, Max Jacob ou Louis Aragon. On ne sait pas dans quelle mesure cette initiative contribua à réduire la peine de prison (de trois ans fermes à un an avec sursis) et l’obligation de restituer les œuvres escamotées. Malraux ne les récupérera pas malgré ses efforts en se pourvoyant en cassation, mais il nous est révélé qu’en revanche il ramènera du chanvre indien à Clara en lui expliquant qu’elle pourrait ainsi « diriger son spectacle intérieur » tandis qu’il lui lirait des vers.

Cette péripétie évacuée, Jean Lacouture raconte bien comment le grand homme, au propre comme au figuré, a vécu « plus totalement son temps qu’aucun de ses contemporains ». Il a été dit que pour réussir une biographie, il faut admirer ou détester son sujet. L’auteur se tient dans le premier camp (Malraux était toujours vivant), un peu trop parfois. Comme de Gaulle qui ne lui ménageait ni son estime, ni son indulgence. Il avait indiqué à son Premier Ministre Michel Debré: «Il vous sera utile de garder Malraux. Taillez pour lui un ministère, par exemple, un regroupement de services que vous pourrez appeler Affaires culturelles. Malraux donnera du relief à votre gouvernement.» Premier du genre tel qu’on le comprend aujourd’hui (puisqu’il y eut un ministre d’État chargé des Beaux-Arts dès 1863), Malraux quoiqu’il en soit, laissera une trace nettement plus durable que ses successeurs, soustraction faite de Jack Lang. Celui qui publia une version des « Calligrammes » d’Apollinaire en 1930 avec des illustrations de Chirico, fit pas mal de bien au monde de la culture et contribua à faire émerger de nouvelles plumes, ayant indéniablement un talent pour les détecter.

Il était doué pour valoriser son parcours mais son CV ne résistait pas bien à l’analyse et aux témoignages. Il savait raconter les histoires, encore mieux les écrire avec de l’ampleur et du style, ce qui fait que le mythe a perduré. Cependant nous n’avons pas suffisamment de légendes vivantes en stock pour que l’on se paye le luxe de débiner les anciennes.

PHB

Illustration d’ouverture et photo: ©PHB
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5 réponses à Un relief au gouvernement

  1. Pierre DERENNE dit :

    « Selon que vous serez puissant ou misérable Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir » Ce qui valable pour absolument tout ce qui défie la morale

  2. Claude Debon dit :

    Pouvez-vous m’éclairer sur  » Celui qui publia une version des « Calligrammes » d’Apollinaire en 1930 avec des illustrations de Chirico »? J’ignore le rôle de Malraux dans cette publication et m’interroge sur la « version » de Calligrammes. C’est bien tout le texte de Calligrammes qui a été publié avec des illustrations de Chirico, à ceci près que les lettres manuscrites de certains calligrammes ont été transcrites typographiquement. Merci d’avance pour vos lumières.

    • Chère Claude Debon, voilà ce qu’en disait Art Curial lors d’une vente aux enchères l’année dernière: In-folio, en feuilles, couverture illustrée rempliée, chemise en demi-toile noire et étui décorés de l’éditeur.
      Le seul livre de peintre de Giorgio De Chirico, illustré de 68 lithographies originales dans le texte.
      Tirage limité à 131 exemplaires : un des 88 sur papier de Chine, signés par le peintre, mais non justifié.
      Important livre illustré dont l’initiative revient à André Malraux, nommé en octobre 1928 directeur artistique des éditions de la NRF : imprimée par Darantière dans un format nettement plus grand que l’édition originale, l’édition de luxe de Calligrammes est d’abord un hommage du peintre à l’ami disparu.
      (Tirage apparemment limité à 131 ex) https://www.artcurial.com/fr/lot-giorgio-de-chirico-guillaume-apollinaire-calligrammes-lithos-de-chirico-paris-librairie

  3. Annie T dit :

    Dans le catalogue de l’exposition « Afghanistan, une histoire millénaire » (musée Guimet, février-mai 2002) figurent les photos de 2 Bodhisattva, numéros 62 et 63 attribués respectivement à la collection Madeleine et Florence Malraux.
    Je me suis toujours demandé pourquoi, comment, ces œuvres étaient entrées dans la famille Malraux plutôt qu’à Guimet.
    Pour le numéro 63, je trouve sur le site du musée
    Acquisition Ancienne collection Florence Malraux, don de la Société des amis du musée Guimet, 2018

  4. Claude Debon dit :

    Merci, cher Philippe, pour cette précision qui m’avait échappé quand j’avait vu passer la vente. L’exemplaire m’avait intéressée pour d’autres raisons…

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