Les bruits de la détestation entre Voltaire et Rousseau ont traversé près de trois siècles. Les spécialistes la datent du 8 août 1756, dans les suites d’un tremblement de terre à Lisbonne. Du drame naît entre eux une controverse sur la nature du mal. Mais elle était en genèse dans un incident antérieur, une manifestation banale dans le monde des lettres, la susceptibilité d’auteur. Remontons en février 1745. Ayant atteint la quarantaine, Voltaire est un dramaturge célèbre. Dans le cadre du mariage entre le Dauphin, fils de Louis XV et l’infante Marie-Thérèse d’Espagne, il a reçu commande d’une comédie ballet, sur une musique de Rameau. Intitulée « La princesse de Navarre », elle rencontre un grand succès. Trois mois plus tard, à l’occasion de la victoire de Fontenoy, l’idée vient au duc de Richelieu de produire une version allégée de la pièce. Voltaire n’a ni le temps, ni l’envie de s’y coller. Le duc, alors, dégotte un jeune homme tentant de faire carrière dans la composition musicale, nommé Jean-Jacques Rousseau. Lequel prend soin, avant de se mettre à l’ouvrage, d’adresser à l’auteur une demande d’autorisation pleine de déférence. La réponse est certes positive, mais d’une cordialité de façade.
Lors de la première représentation du « Temple de la Gloire », Voltaire et Rameau (dont c’est la deuxième œuvre) ne font même pas acte de présence. Toutefois, leurs deux noms figurent sur la page titre du livret. Rousseau, lui, n’est pas nommé. Il confessera, plus tard, en avoir ressenti une profonde meurtrissure, de celles qui ne cicatrisent jamais, les blessures narcissiques.
Par la suite, Rousseau connaissant une certaine notoriété, une sorte de neutralité existera entre les deux écrivains. Mais à mesure que sa réputation croît, la compétition s’exacerbe. Une mésintelligence s’installe. Puis une haine s’insinue, qui va se concrétiser dans une lettre révélatrice, rendue publique par Rousseau, ou il déclare à son rival, «Je ne vous aime point, Monsieur» ( 17 juin 1760). Considérant depuis quelques temps que Rousseau avait des problèmes «avec sa glande pituitaire», considérée, à l’époque comme le siège de la raison, Voltaire ne répondra pas. Tout au plus précisera-t-il à son ami Nicolas Thiériot, «Il est devenu tout à fait fou…C’est dommage !» (23 juin 1760). Dès lors, ce sera la guerre entre un esprit adroit, brillant, caustique, et un caractère inquiet, ombrageux, tourmenté du sentiment de persécution.
Depuis l’origine, tout était destiné à les opposer. L’un (Voltaire) est fils de notaire, l’autre (Rousseau) d’un petit artisan horloger, l’un reçoit une excellente éducation, l’autre est un autodidacte tardif, l’un débute sa vie amoureuse en séducteur mondain, l’autre vit aux crochets d’une veuve, l’un s’installe châtelain, l’autre se débat dans la précarité, l’un cultive le doute, l’autre expose ses certitudes, l’un bénéficie d’un solide réseau d’amis, l’autre se fâche avec la terre entière.
Voltaire ne lâchera jamais celui qui s’est déclaré son ennemi. Rousseau publie-t-il un traité d’éducation, « L’Émile », Voltaire rappelle que l’auteur a abandonné ses cinq enfants à l’orphelinat. À la parution du « Discours sur l’égalité », Voltaire assure la critique: «On n’a jamais employé tant d’esprit à nous rendre bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage.» Le persiflage demeure même en privé. Recevant un exemplaire du « Contrat social » (ci-contre), Voltaire se fait une joie d’y annoter des commentaires vachards (1).
Dans ce duel incessant, Rousseau n’est pas de taille. Ce d’autant que, dans les années 1770, il se marginalise socialement. Il survit grâce à des travaux de partitions musicales. Il bascule herboriste, se prenant de passion pour la nature, trouve l’hospitalité du marquis de Girardin. Pendant ce temps là, Voltaire est au faite des honneurs. Mais Rousseau aura sa revanche par la postérité. Dès la Révolution, il est un modèle pour Robespierre. Sous la IIIe République, il devient l’inspirateur de la gauche, dont il reste une figure tutélaire. N’était il pas écolo avant l’heure ?
Voltaire, lui, cultive tous les phobes de l’époque contemporaine : homo, judéo, islamo, christiano-phobe. À l’origine de sa richesse, faite de spéculations profitables, certains ont même voulu y ajouter le commerce du bois d’ébène (l’esclavage, ce que les historiens contestent ). Il ne s’en tire, de justesse, que grâce à ses combats contre l’intolérance.
Morts à deux mois d’écart, en 1778, Voltaire et Rousseau se retrouvent condamnés à la cohabitation au Panthéon, pour ce qui reste d’éternité. Pire, ayant fait l’acquisition du château de Ferney (devenu Ferney-Voltaire), en 1879, un certain Placide Lambert n’a pas trouvé mieux que de placer leurs deux statues dans le vestibule, en pendants d’horloge…L’imbécile.
Jean-Paul Demarez
Merci pour ce rappel bien documenté. Ayant visité le château de Ferney, j’ai pour ma part trouvé savoureux de voir les statues des frères ennemis se côtoyant. Car on peut aimer Voltaire et Rousseau. En revanche, j’avais moins apprécié de voir à l’entrée une énorme plaque de marbre imposée par l’Élysée, qui signalait de façon fâcheusement ostentatoire le passage du président de la République en ce lieu !
Bonjour,
Quelle coïncidence ! Je lis ce matin, votre article sur Voltaire et Rousseau.
Je suis à Ferney-Voltaire. Et ce soir a lieu la première d’un spectacle que je mets en scène avec En-Jeu(x), compagnie ferneysienne de théâtre amateur… dans l’Orangerie du Château de Voltaire. Certes l’Orangerie est un bâtiment tardif qui n’a pas été érigé sous Voltaire, mais nous avons le privilège d’y jouer et d’y être accueillis avec discrétion et efficacité. https://en-jeuxtheatre.fr/
De plus, j’ai le plaisir de diriger deux acteurs de la troupe dans des textes de Guy de Maupassant et de Jules Renard;
Comme tout ceci est bien réjouissant…
Belle journée à toutes et tous.
ça me rappelle un spectacle vu au Poche-Montparnasse dans lequel Jean-Paul Farré (Voltaire) s’opposait à Jean-Luc Moreau (Rousseau). Les deux acteurs étaient formidables et leurs propos évidemment d’une grande qualité littéraire