Aragon au-delà des limites

Ils se cherchaient un thème nouveau, une direction à prendre, quelque nom dont ils feraient une marque à l’huis des champs de conscience et il se sont rendu compte que Guillaume Apollinaire en avait laissé un exprès, sur l’étagère. Le mot surréalisme avait en effet été fort peu utilisé, juste une fois pour la représentation des « Mamelles de Tirésias » en juin 1917. Apollinaire en était l’auteur et il avait qualifié son drame de surréaliste. « Surréalisme n’existe pas encore dans les dictionnaires, avait-il précisé, et il sera plus commode à manier que surnaturalisme déjà employé par les Philosophes. » N’en ayant par la suite ni enregistré le brevet, ni déposé la marque, la franchise était libre depuis le décès de l’inventeur. Ce qui fait qu’un certain nombre de poètes au début des années vingt, André Breton en tête, s’emparèrent de la dénomination pour en faire leur oriflamme d’explorateurs des banlieues de l’inconscient. André Breton (1896-1966) théorisa l’affaire et se fit à la fois gardien du temple, juge et procureur, à toutes fins utiles. Son manifeste du surréalisme parut en 1924 la même année qu’un texte moins connu de Louis Aragon (1897-1982), du même tonneau mais pas de la même encre. Les éditeurs faisant bien leur métier, « Une vague de rêves » vient de sortir cent ans après, aujourd’hui même chez Seghers. Continuer la lecture

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Andromaque du côté de chez Brook

Point de fioritures pour jouer le grand Shakespeare (1564-1616), nous avait dit en son temps Peter Brook (1925-2022), avec une version merveilleusement dépouillée d’“Hamlet” qui fit date. La tragédie y était réduite à sa plus substantifique moelle, écourtée et ramassée, certains comédiens allant jusqu’à jouer plusieurs rôles. Fidèle à sa théorie de “l’espace vide” (1), le metteur en scène avait une fois pour toutes placé l’être humain au cœur de son théâtre, dans un espace-temps qui concentrait la vie de la manière la plus dense. Ce qui vaut pour Shakespeare vaut aussi pour Racine; et le metteur en scène Jean-Yves Brignon semble un digne disciple du maître en nous donnant aujourd’hui à voir et à entendre une “Andromaque” (1667) à l’esthétique totalement “brookienne”. Dans une langue racinienne qui résonne ici d’une savoureuse clarté, avec en tout et pour tout quatre interprètes -mais quels interprètes !-, et une scénographie des plus sobres, il nous offre un spectacle d’une grande fluidité qui fait la part belle à la passion des sentiments. Continuer la lecture

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Derniers secrets

Heureusement que Bruno Monsaingeon a filmé longuement le légendaire baryton allemand Dietrich Fischer-Dieskau en 2008 dans sa belle demeure près de Munich, tranquillement, jour après jour. Deux légendes face à face, que la chaîne Mezzo nous a permis récemment de revoir. Si le nom de Glenn Gould (1932-1982) vous dit quelque chose aujourd’hui même si vous n’avez jamais assisté à ses concerts, c’est grâce à ce célèbre réalisateur fou de musique, né en 1943, adorateur du controversé pianiste canadien. Concerts, répétitions, retraites, portraits, fugues et partitas de Bach, le cinéaste ne cessera d’assouvir son obsession gouldienne, jusqu’à l’année 2006 où il proposera «Glenn Gould, au-delà du temps» (DVD Idéale Audience International). Tout aurait commencé pour lui par la découverte, à quatre ans, d’un 78 tours de Yehudi Menuhim (1916-1999) dans «La Danse hongroise en si mineur» de Brahms. Il doit patienter jusqu’à treize ans pour tenir son premier violon entre ses mains, et le coup de foudre avec Menuhim a lieu en 1962, lors d’une master-class à Darlington, dans le Devonshire anglais. Comme avec Gould, il est presque impossible de ne pas avoir vu un jour ou l’autre à la télévision des images signées Monsaingeon du phénomène américain naturalisé anglais, jusqu’à ce portrait autobiographique «Le violon du siècle» datant de 1995 (DVD Idéale Audience). Continuer la lecture

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Langue verte

Les éditions du Dilettante viennent de produire un recueil d’articles d’Alphonse Boudard, intitulé «Merde à l’an 2000».  Alphonse qui ? … « Alphonse Boudard, eh, pomme ! un mec dont l’existence ne fut pas toujours du sucre, mais qui connut la rédemption par l’écriture ». Michel Boudon, de son vrai blaze. Né, en 1925, d’un spermatozoïde de hasard et d’une mère vivant de ses charmes, il est placé chez des bouseux, près d’Orléans. À 7 ans, son aïeule le rapatrie à Pantruche, 13e arrondissement. La guerre le surprend ouvrier typographe. Son goût de la baguenaude le conduit dans un maquis FFI. On le retrouve à la libération de Paris, en plein rif, puis dans la colonne Fabien, chez les cocos. Il échoue enfin dans l’armée du père de Lattre, à la bataille de Colmar. Une blessure au fion lui vaut la croix de guerre. Démobilisé, il devient traîne-lattes, inapte à tout turbin pépère. Fatal, il glisse malfrat, pas par vice, juste pour retrousser l’oseille dont il a besoin. Tour à tour baluchonneur, perceur de coffiots, trafiquant de photos pornos ou de fausse mornifle, il s’ouvre ainsi un brillant parcours carcéral. Il le complète par un séjour en sana pénitentiaire, rapport à ses éponges mitées par le bacille. Continuer la lecture

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Enlacez qui vous voudrez

On sent bien que techniquement, dans l’expression bien galvaudée du « vivre-ensemble », une bonne intention est tapie. Le Larousse l’indique d’ailleurs, quand on utilise ce mot tandem, c’est pour signifier une « cohabitation harmonieuse entre individus ou entre communautés ». Cela relève pourtant de la confusion entre désir et réalité, ce que les Anglais qualifie wishful thinking. Cet élément de langage se retrouve dans presque toutes les communications, essentiellement dans les cénacles politiques. Ce qui ne manque pas de sel dans la mesure où l’entre-soi y est cultivé  avec grand soin à droite comme à gauche et quand on se croise, c’est de préférence avec des pincettes sur le nez. Mais cela touche aussi d’autres domaines où l’on n’hésite pas en France, tout comme à Hollywood, à décerner des trophées du vivre-ensemble avec un clin d’œil en forme de trait d’union. Cette scie linguistique que l’on ne manquera pas avant ou après, de la marquer d’un « du coup » bien senti, est en réalité un bobard massif gainé au tungstène. Et comme il sera bon le jour venu où quelqu’un s’avisera de changer de disque, de changer les couches du mantra, de coller la rengaine dans le tambour de la machine à laver. Continuer la lecture

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Pleins feux sur la création artistique des années 1905-1925 à Paris

L’époque fut incroyablement foisonnante; et tout autant l’exposition qui lui est consacrée au Petit Palais : “Le Paris de la modernité, 1905-1925”. Un parcours en 11 sections et près de 400 œuvres illustrent le bouillonnement artistique et culturel de cette période. De la Belle Époque aux années folles, Paris, on le sait, a attiré les artistes du monde entier, de Picasso à Modigliani, en passant par Chana Orloff ou Marie Vassilieff. Ville-Monde par excellence, elle fut la scène des innovations, avec son emblématique Tour Eiffel, maintes fois peinte par Robert Delaunay et dont une des représentations orne d’ailleurs l’affiche de l’exposition (un détail de “Paris – Die Frau und der Turm”, 1925). Les avant-gardes s’y déployaient dans tous les domaines artistiques: peinture, dessin, sculpture, photographie, cinéma, mode, mais aussi littérature, musique, danse, architecture, design… Mais les inventions n’étaient pas qu’artistiques et la création ne se cantonnait pas uniquement aux quartiers de Montmartre et de Montparnasse. Continuer la lecture

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Gangs célestes

Au milieu de l’avalanche de fictions qui occupent toutes sortes d’écrans, les documentaires font mieux que bonne figure. Ils offrent même une agréable diversion face aux romans filmés dont on finit par deviner les ficelles à force d’en ingurgiter les intrigues. La chaîne Arte, à raison très sélective, vient de frapper les trois coups avec une bonne série documentaire en trois volets et en trois heures sur les triades (mot qui signifie trois) chinoises. Et singulièrement sur leur prospérité galopante à travers le globe, sachant que le trajet de leurs intérêts, guidé par le lucre, apparaît comme irrésistible et tentaculaire. Leur puissance financière est déconcertante. Tout comme la décontraction des différents chefs qui avouent sans peine, face caméra, les activités criminelles des organisations qu’ils fédèrent, allant du jeu à la prostitution, du blanchiment d’argent aux prêts sur gage. Le documentaire de Antoine Vitkine (2023) laisse bien souvent pantois avec des scènes très crues de victimes baignant dans leur sang sauf qu’au contraire de la fiction, personne ici ne joue la comédie. À une nuance près puisque, averties des vertus de la communication, les triades se sont mises au cinéma. Continuer la lecture

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Projeté dans le passé

Qu’est-ce qui fait une bonne, voire une grande série télévisée, alors que la créativité a depuis longtemps quitté les grands écrans bourrés d’effets spéciaux au profit de nos petites lucarnes ? Parions que bien des aficionados répondraient aussitôt : «Une grande série, c’est une série anglaise !». Pourtant, au palmarès international, figurent «Sur écoute» («The Wire»), saga policière virulente et modèle située à Baltimore, ou «Les Soprano» du New Jersey du début des années 2000 avec les inoubliables séances du chef maffieux Tony chez sa psy. Ou encore «Avocats sur mesure» («Suits»), chez les très chics et étourdissants avocats newyorkais. Les Français ont plus de mal avec le genre, la télévision ne figurant pas dans la culture nationale, mais ils apprennent peu à peu… Les Anglais quant à eux ont une sérieuse avance sur nous. Leurs meilleurs créateurs ont d’emblée consacré leur talent au petit écran sans aucun mépris culturel, avec la BBC ou Channel Four à leur tête. Continuer la lecture

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Le délicat palais de sœur Juliette

La description technique est moins impressionnante que l’image mais quand même remarquable. Le Salammbô de Carthage est un « chou en forme de demi-lune garni d’une crème diplomate parfumée d’un soupçon de miel d’oranger ainsi que de fleur d’oranger » et échafaudé avec « du cœur en pâte de figues sèches ou gelée de figues selon la saison ». Il ne serait pas terminé sans un « fondant blanc pailleté d’argent ou d’or sur le dessus rappelant la couleur de la lune ». Juliette Nothomb, la sœur aînée de l’autre, en a fait tout un chapitre dans son livre consacrée à Méert, la pâtisserie lilloise que le monde entier nous envie. Et en exergue de la gourmandise en question, Marguerite Yourcenar, femme qui envoyait aux orties tout scrupule diététique dès lors qu’il s’agissait d’aller tapisser son palais d’une gaufre au beurre vanillé à la malgache. Elle aurait pu d’emblée parler de Flaubert puisque Salammbô  est le titre d’une de ses publications (elle le précise d’ailleurs plus loin) mais les liens de Gustave Flaubert le Normand avec le salon de thé lillois sont encore à trouver. Comme le dit l’auteur de cet ouvrage qui donne faim, avec Marguerite Yourcenar, « comme caution à l’exquisité, on fait difficilement mieux ». Sauf que précise-t-elle, la tendance est désormais à « nommer une recette en fonction de ses ingrédients » et non plus par rapport au nom d’une célébrité qui y serait associée. Continuer la lecture

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Orgueil en proue

De loin l’on dirait César, mais de près, une notice indique qu’il s’agit de Napoléon. La sculpture a été réalisée au milieu du 19e siècle, possiblement dans un atelier de Brest. Ce qu’il y a de sûr c’est qu’ils ont gonflé l’effigie au maximum avec des biceps d’haltérophile. En tout cas si l’idée était de personnifier la puissance, c’est réussi.  Ce buste avait vocation à jouer les figures de proue sur le vaisseau Iéna, comme le confirme une photo du Musée de la Marine à Paris. Plusieurs fois refait, le navire de ce que l’on en sait, fut déchu de son beau rôle pour finir comme cible d’entraînement. Et ce Napoléon imposant, eu égard à sa taille réelle (1,68 mètre environ), est inratable au fond du Musée National de la Marine refait à neuf. Ce qui est intéressant c’est cette place que la scénographie a dévolue aux figures de proue qui n’ont pas survécu à la modernité. On ne les voit plus, ni sur les navires, ni sur les avions, ni sur les fusées alors qu’elles représenteraient, surtout dans leur version féminine, une part de ce qu’il y a de mieux dans l’humanité, la gratuité du geste, de l’intention et l’art pour l’art. On en trouvait encore sur les automobiles anciennes, mais à part les Rolls Royce, c’est terminé. Même pas au bénéfice de la poupe d’ailleurs, soit dit au passage mais c’est un autre sujet (de fond). Continuer la lecture

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